Pièces écrites

L’ÉCRITURE DE LA MATIÈRE
Cette formule s’entend de deux façons : depuis une trentaine d’année, je m’efforce d’ « écrire la matière » ; diversement, attentivement, assidûment, je l’ai transcrite, traduite de sa graphie originelle à celle, connivente, du bois.

Mais aussi, je le découvre, il y a une écriture de la matière, c’est-à-dire une forme calligraphique de son expression ; j’aurais dû en prendre conscience dans les plis du tissu, dans les rides et les brisures du carton, dans les reflets du polyane…Mais c’est dans la geste du papier que m’est apparue cette évidence : on écrit sur le papier, bien sûr, mais le papier plié, déplié, froissé, déchiré, étendu s’exprime lui-même comme on écrit ; son expression est graphie, avec des pleins et des déliés, des accents pointus et de longues courbes modelées, avec cette gestuelle gracieuse et sûre qui sait toujours alterner les pointes aigues et les longues traînées, juxtaposant les traits sans jamais les croiser…

LE CARTON
Voici un matériau merveilleux, pur produit du génie humain : c’est le croisement d’une matière, le papier, et d’une géométrie : la sinusoÏde. Rigide, solide, isolant et protecteur, il est l’ami des enfants, des chats et des sans-logis.
Sous sa peau douce de papier bis, on devine la structure de petites vagues régulières. C’est ainsi que pour moi, il est aussi une partition, où s’inscrivent les épisodes accidentels de sa vie de carton : plié, forcé, enfoncé, déchiré, chacune de ses blessures s’écrit sur sa trame ondulée, et suivant son orientation. Ce sont autant d’altérations d’une structure ondulatoire ; aigües par les atteintes pointues ; graves par les enfoncements doux.
Le carton est une musique.

LE PAPIER
Froissement, bruissement, déchirement, craquement… Le papier parle à notre oreille comme le carton parle à notre œil ; c’est une matière végétale, qui s’adresse directement à notre corps animal, à notre sensation primale. Mais le papier est aussi une matière organisée, une feuille, une pièce (comme on dit « une pièce de tissu »). À ce titre, il se plie et se déplie, se drape et s’éploie ; « pli selon pli », il mémorise et révèle.
Connivence du papier et du bois, plaisir du grain, bonheur de la main ; le papier est à fleur de peau.
LA CROIX ET LA BANNIÈRE : MOTIFS.

Beaucoup d’artistes ont pointé cette évidence : il y a des « formes a priori » de notre culture visuelle ; depuis toujours, nous les héritons.
Parmi celles-ci, certaines nous imprègnent sans égard pour nos convictions, et nous les croisons à chaque moment de notre vie. Ainsi est le motif de la croix, planté à l’origine de notre temps lui-même, mais aussi déjà là quand nous déplions une feuille de papier pliée en quatre, ou quand nous composons une œuvre en quatre parties —elle apparaît alors en creux, marquant le fond plus fort encore. La croix, plus qu’un motif, est notre marque ; ou bien sommes-nous marqués nous-mêmes d’une croix, pour toujours, au milieu de notre incroyance ?

Autre motif fondateur, et qui m’est cher : le codex. Le papier n’est pas volant, feuille à feuille, ou bien que serait notre culture devenue ? Notre Occident moderne dispose, et c’est un fondement, que l’écrit sur les feuilles se relie en codex, cahier originel qui impose la succession organisée des choses écrites, l’orientation de la lecture et du temps, de début à fin, de titre à signature. C’est ainsi le symbole de l’ordre, de la raison, du déroulement et de l’enchaînement.
Le codex ne se déplie pas ; il ne se déroule pas : il s’ouvre, et présente ainsi la gauche et la droite, la prosodie de la lecture, l’orientation du regard.
Mais pour le sculpteur qui le traite, il présente aussi, en deçà de l’écrit (en dessous, faudrait-il dire), une géométrie binaire, alternée, couplée de deux genres : quand sa moitié est convexe, roulée, ourlée sur la main gauche, l’autre est concave, offerte , étale. Sa couture n’est pas égale ni symétrique, mais orientée au gré de la consultation : d’abord penchée à droite, elle semble vouloir rappeler sa moitié gauche ouverte ; vouloir se refermer, supprimer la tension, retrouver la quiétude. Peu à peu, la lecture impose sa loi, le pli se symétrise, le motif se rectifie ; c’est alors une parfaite double courbe, celle du livre ouvert, inépuisable motif de plaisir pour les yeux.

Motif, encore : l’enveloppe. Je m’efforce d’habitude de présenter la matière sans représenter les objets, mais l’enveloppe n’est pas un objet : c’est un motif. Qu’on rabatte les quatre coins d’une feuille de papier, et elle est déjà là : matière organisée en objet graphique, elle est aussi objet d’usage, porte de l’écriture, mais recèle aussi de l’autre papier : celui qui est écrit.

Motif enfin : le phylactère : dans des formats oblongs suspendus en l’air, il est déjà de l’écriture, pendant que son feston sans pesanteur, drapé et froissement, prend une allure calligraphique.