Ecrits dans les marges du travail

Mon rapport au bois n’est pas : comment je fais ? C’est copeau, odeur, texture ; travers de fil, rapport de force, amour sado-maso ; mais aussi caresse, ponçage, racle, rifle, râpe ; poli, douceur de peau, cire et vernis, pinceau, tampon, tendre guerre.
Le détail ? Et pourquoi pas les grands moyens, si le cœur nous en dit.

Détail : concentrer dans le petit volume d’une sculpture tout l’univers de temps et d’espace d’un sujet arbitrairement choisi, voir et transcrire vallées et montagnes dans quelques centimètres ; voyage imaginaire, tempête dans un verre d’eau. Rôle aussi du temps qui passe quand on est au détail : gratuité, plaisir arbitraire. On se perd ; on est fondu.

PREMIER TEMPS (1976)
Si plonger dans le métier est bien incarnation, on comprend mieux que les sculptures prennent aussitôt un tour réaliste : l’objet est miroir du corps, lui-même le lieu incarné de notre présence au monde. Reproduire les objets de notre familiarité est donc mon premier mouvement, et je le fais dès lors avec le plus grand souci du détail.

DEUXIÈME TEMPS (1979)
Quitter l’objet et ses connotations pour focaliser sur la matière elle-même des choses, faire la matière sujet : l’emballage est cette voie, objet abstrait ou idéal d’objet puisqu’il ne veut rien dire q’une matière-enveloppe. Prétexte donc à dire sur la matière sans sacrifier au signe : rien pour le sens, tout pour les sens. De plus, le corps, à qui on s’adresse, aime justement ce plein de la chose emballée, le trop-plein, le gonflé, le rond, le dodu, qui sont catégories de la mer(e)-Terre ; du ventre, du lit, du vêtement.

TROISIÈME TEMPS (1982) : la trace, reste infime de matière
Trace dans la matière,, bien sûr : accident, empreinte, déchirure ou patine. Mais surtout trace de la matière, métaphore de nous-mêmes à la recherche de notre carnation : quelques traces déchiquetées dans un matériau cultivé (un peu de fibre, beaucoup de structure). Carton déchiré – culture déchiquetée. Un corps muet, peut-être, déchire faute de caresser.

QUATRIÈME TEMPS (1983)
Le toucher de l’œil : autrement finaud, celui-là, que celui de la main, et qui n’en finit pas. Il voit le lisse et le rugueux, le poilu, le pelucheux ; l’arraché, le recollé, quatre grains différents de papier pour faire un bout de carton ; il voir le creux et la bosse, l’empreinte et la couleur. Subtil toucher de l’œil.
Peut-être notre tâche d’artiste est-elle aujourd’hui dans cette quête quasi archéologique des traces d’humanité en nous, quête non pas scientifique (quadrillage de l’espace pour redoubler la graduation du temps) mais poétique, peut-être, flâneuse et rêveuse, pour retrouver la chair, le plaisir, le rire. C’est un fil d’Ariane, qu’il faut suivre, car dans cette quête elle aussi initiatique, point de salut sans la femme, qui sait le temps depuis le début, mais ne pouvait le dire. Fil rouge, donc, pour retrouver la voie du Temps, celui qui n’a pas de sens (avant/après), circulaire, cyclique, animal et enfantin, sage d’aimer le cosmos et fou de danser quand chacun de nos actes, peut-être, devrait recommencer une infinité de fois.
Matière des choses : le pli, le plein, la peau ; érotique de la peau. Rondeur, matière, maternité, chaleur, humidité sont les modes du corps ; plaisir de soi et répétition ; caresse. Dans le corps est une mémoire animale, fœtale, d’avant le verbe, dont les éléments sont l’eau et la terre, la laine, le drap, la voix. Oublié, tout cela ?
L’éducation, c’est justement oublier tout cela, devenir grand, être dressé, se tenir.
Redresse-toi, tiens-toi bien, sois poli…
Poli ?
Autant dire absence de grain,
Séparer le grain de l’ivraie,
De l’ivresse…
Grain de photo, grain de peau
Grain de beauté…
Je suis mal poli,
J’ai un petit grain ;
Vibration, caresse ;
Prenons garde à la matière des choses.

Pas étonnant qu’on soit si mal, près des yeux, loin du corps. Heureusement qu’il y a de petits grains dans cette belle machine de l’éducation : ça s’émeut en nous : c’est le coup de la madeleine (d’une bouchée sur la langue, un monde de souvenirs émus), et ni la volonté, ni l’épître de Saint Paul n’y pourront rien changer : nos émotions ont du corps, comme le bon vin. Mais Dieu sait, je mâche mes mots, qu’on a fait ce qu’on a pu pour étouffer tout ça : le corps, chez nous, n’est pas seulement jugé inessentiel (incolore et inodore de préférence, même après cinq heures) ; il est objet de haine et de mépris. Un corps et une âme, haut et bas, forme et matière… la messe est dite. L’homme moderne est voué à l’idéal ascétique. Alors on dit plaisir / mort, désir / vie, et c’est Don Juan le héros : tension, action, détente ; le coït comme norme du Temps, l’éjaculateur roi.
Et la caresse, là-dedans ? l’amour décliné au féminin, la flânerie amoureuse ? D’une ambivalence motrice (désir / plaisir) on est passé à une ambivalence morale où seul vaut l’un, l’autre est caca : les paires sont âme – corps, Bien – Mal, beau – laid. Facile à comprendre : une bonne grosse tête pleine du pouvoir d’arbitre et de décision, dressée sur un corps docile, dressé, sur la main.
Mais cette leçon-là est aussi celle d’un monde fondé sur le projet, la conquête, la construction, la production. Aussi comprend-on bien ce que le corps au plaisir peut avoir de subversif : pour un temps, il est détaché du temps des valeurs du travail : efficacité, rentabilité, service.
Dans ce monde-là, on peut s’en douter, il y a un reste, laissé pour compte de la structure et du discours. Le post-modernisme comme archéologie des restes, quête-cueillette des traces en nous de choses non dites, non discibles, non discursives ? Aujourd’hui donc, ce serait pour nous l’art d’accommoder les restes ; après la vanité du siècle, l’humilité choisie d’un art pauvre, en somme.

« TROUBLEMENT »
« …Alors, j’ai favorisé la largeur de geste et la brutalité des outils mécaniques, dont j’ai voulu garder la vigueur des morsures et la rusticité des tailles »…

… « C’est toujours le carton qui pose, mais il inspire ici une matière tellurique et primitive : c’est comme une roche en bois, ondulée comme la pierre volcanique brisée par un glissement de terrain. Sa face extérieure, patinée, évoque un matériau ancien, mais les déchirures dévoilent une structure interne insoupçonnée, blanche et fraîche, tendre et subtile. »