La voie du bois

Jean-Luc Chalumeau 'christian renonciat, Au fil du bois', éditions Carpentier. 2013

Il est toujours intéressant, parfois révélateur, de surprendre un artiste plasticien en train de travailler dans son atelier. Cela est arrivé la dernière fois que j’ai visité Christian Renonciat, en juin 2013. Une gouge entre les mains, il détachait méthodiquement des copeaux d’un épais panneau de bois d’ayous. Or il ne regardait que le panneau et rien d’autre alentour : quand il crée, Renonciat n’a pas de modèle à observer, encore moins de dessin préparatoire auquel se référer. Il ne se situe pas dans l’ordre de la représentation, mais plutôt d’une présentation. « Je ne représente pas une figure pour l’esprit, écrit-il, mais une matière, une consistance, une surface, un grain, et je les présente au corps et à ses sens, directement, sans médiation. En quelque sorte je ne dois pas interpréter cette présentation, mais la figurer telle qu’elle est… » J’étais d’emblée au cœur de la démarche de Christian Renonciat, en laquelle exécution et création sont exactement confondues. Lorsque ce sculpteur hors du commun « exécute » une pièce, doit-on se demander ce qui préexiste à cette dernière ? Un objet esthétique était-il oui ou non dans son imagination avant de s’épanouir dans le monde sensible ? La question est d’importance, me semble-t-il, et heureusement l’artiste a donné une précision là-dessus : « Pas de médiation ? Si, bien sûr : le bois est ce médium, ce médiateur qui établit le contact, charnel, de la figure et du corps, le bois est un joker, un atout car le corps s’y reconnaît, s’y connecte, s’y fond, s’y reflète ; en un mot, il s’y ressent. » Nous pouvons comprendre que cet artiste, comme tout créateur authentique, ne voit pas, il sent. Sans doute aussi, il ressent, et s’il laisse place au corps pour ressentir, c’est d’une manière spécifique qui ne passe pas par le langage. Une certitude l’habitait, quand il s’attaquait par exemple à ce Carton étendu, écorché, une pièce récente de 175 x 200 cm, accrochée derrière lui dans l’atelier : il s’engageait sur un chemin jalonné par ses œuvres précédentes, il savait qu’il répondait à un appel. Quelque chose voulait être, à quoi il avait pensé en termes de métier, évidemment intraduisibles pour le profane, autant en raison de leur référence à des données techniques que par leur lien avec des éléments personnels. Car c’est bien avec lui-même (avec son propre corps, précise-t-il) que l’artiste dialoguait. L’œuvre à faire, même s’il n’en connaissait pas d’avance tous les contours, était une exigence. Mais seulement une exigence : rien que Renonciat ait pu voir avant de commencer l’exécution-création (au moins depuis une vingtaine d’années car il est arrivé jadis que l’artiste prenne appui sur un objet réel). J’imagine volontiers qu’avant de donner le premier coup de ciseau, l’artiste s’est mis en état de grâce, car l’exigence qui le sollicitait était l’expression d’une certaine logique intérieure. Logique du développement technique à venir, logique de sa recherche plastique s’étalant sur plusieurs décennies et, peut-être aussi, logique de sa maturation spirituelle. Tout cela se confondait en lui. Si bien que, devant le résultat, le spectateur admiratif éprouve maintenant une réalité de l’art : l’artiste, plus profondément que tout homme, se fait en faisant, et il fait parce qu’il se fait. Renonciat n’a pas de projet préétabli, c’est entendu, mais cela ne veut nullement dire qu’il s’abandonne, par exemple, aux forces de l’inconscient. Car l’inconscient n’est pas créateur, et l’artiste qui crée sait parfaitement qu’il crée. Dans le cas de Christian Renonciat, nous avons affaire à un homme qui rassemble méthodiquement les instruments de la création, aussi bien matériels qu’intellectuels. Mais quand il s’attaque à un nouveau bloc de bois, par une admirable ruse de la raison esthétique, voici que tout se passe comme si c’était l’art qui se produisait en lui. Renonciat est vraiment un corps qui, littéralement, s’est contenté d’être un bon instrument pour que la force qui l’habite suscite son invention. L’exigence dont je parlais était bien en lui, mais elle ne procédait pas de lui. Christian Renonciat, technicien d’une virtuosité exceptionnelle, a entendu un appel qui a déclenché l’élaboration de l’œuvre, et il n’est pas du tout sûr qu’il sache d’où venait cet appel. C’est ici que l’on pourrait nourrir une réflexion générale sur la création esthétique à laquelle se prêterait particulièrement bien l’œuvre de ce plasticien ayant lui-même une formation philosophique. Comment l’art, pour se produire, utilise-t-il l’artiste ? On rejoindrait un thème heideggerien bien connu, qui est d’ailleurs le thème de toute ontologie : comment l’être se révèle-t-il par l’homme, le Sein par le Dasein ? L’œuvre de Renonciat offrirait une remarquable approche d’une question essentielle. Qu’est-ce qui se révèle par l’art ? Si l’art inspire en quelque sorte aussi bien le spectateur que l’artiste, n’est-il pas au service de l’être et comme sa manifestation ? Mais revenons à Renonciat au travail : nous voyons bien que, dans son acte, la création ne s’appuie que sur elle-même, ou plutôt sur son propre produit, sur l’œuvre in process à mesure qu’elle se précise et entre dans l’existence. Il y a, dans cette fascinante élaboration, un passage du temps à l’espace (un « étalement du temps », dit l’artiste) qui se retrouve dans l’objet créé. Ce n’est pas par hasard que Renonciat a baptisé Étendues une série de pièces récentes. Il rejoint là une idée empruntée à la notion de durée chez Bergson : chez lui le temps ne passe pas vraiment mais s’étale (s’étend) en espace. Le Carton étendu, écorché, placé près de lui quand je suis passé à l’atelier, en témoigne. Christian Renonciat a élu ces dernières années quatre motifs principaux, dans lesquels son travail « se loge le mieux », (de préférence à cinq ou six périodes chronologiques), bien que le sujet ait peu d’importance pour lui : le panneau de carton, la feuille de papier, la bâche en plastique et la couverture de laine. Il y a donc, du seul fait de son choix initial, un projet, une pensée qui préside au faire et le précède. D’où une question : cette pensée de l’œuvre « à faire » est-elle équivalente à la pensée de l’œuvre faite ? Ce projet, si ténu soit-il, doit tenir une promesse, il ordonne la réalisation d’une idée qui n’est rien d’autre que l’œuvre attendant d’être réalisée. Il y a bien pour Renonciat un en-soi de l’œuvre, un être qu’il s’est donné pour mission de promouvoir. Notons qu’il s’y emploie avec d’autant plus d’ardeur qu’il y a là pour lui une source de plaisir. Un plaisir de la caresse du morceau de bois élu qu’il ne faut pas confondre avec le désir en tant qu’il est projection temporelle. Renonciat, selon son expression légèrement teintée d’humour, « fait la planche », il flotte mentalement dans un temps qui ne s’écoule plus. Le voici à la disposition de son œuvre : ce n’est pas lui qui la veut, c’est bien elle qui se veut en lui. Il avait bien un projet, mais ce n’était finalement que le vouloir de l’œuvre en lui. Ainsi, dans le cas exemplaire de Christian Renonciat, nous constatons que ce qui presse l’artiste, c’est son propre génie : un besoin de donner consistance à un univers qui lui est propre. Ce qui le fait avancer lorsqu’il est au travail, ce peut être le sentiment que « ce n’est pas encore ça », mais comprenons bien que ce « ça », il ne le connaît pas. Il ne le découvrira que lorsque l’œuvre, enfin achevée, le tiendra quitte. Entre-temps, il aura beaucoup cherché, éprouvant dans son labeur le plaisir spécifique évoqué tout à l’heure : « Peut-être notre tâche d’artiste est-elle aujourd’hui dans cette quête quasi archéologique des traces d’humanité en nous, quête non pas scientifique (quadrillage de l’espace pour redoubler la graduation du temps) mais poétique, peut-être, flâneuse et rêveuse, pour retrouver la chair, le plaisir, le rire. C’est un fil d’Ariane qu’il faut suivre… » L’artiste n’est artiste qu’en suivant son fil d’Ariane. Il ne pense pas l’idée de l’œuvre, il pense sur ce qu’il fait à mesure qu’il le fait. C’est toujours à du perçu qu’il a affaire, et l’en-soi de l’œuvre n’est accessible pour lui qu’en s’identifiant avec ce perçu. Il ne connaît finalement ce qu’il a voulu, dans sa quête « archéologique », que lorsque, après l’avoir fait, il le perçoit comme achevé, lorsqu’il rejoint enfin la condition de spectateur, pour son plus grand plaisir. En créant son œuvre, Renonciat la porte donc du même coup à une existence définitive ; elle n’attend plus que son regard, puis celui des spectateurs, pour être objet esthétique. Le sensible, ici pétrifié dans le bois, est la matière même de l’œuvre. Ce sont les caractères de l’exécution-création qui ont marqué l’œuvre. Le sensible est passé par l’homme, et ne s’est épanoui comme sensible que parce que l’homme a produit avec bonheur. « Matière des choses : le pli, le plein, la peau ; érotique de la peau. Rondeur, matière, maternité, chaleur, humidité sont les modes du corps ; plaisir de soi et répétition ; caresse. Dans le corps est une mémoire animale, fœtale, d’avant le verbe, dont les éléments sont l’eau et la terre, la laine, le drap, la voix… » Le corps est toujours de la partie en communiquant à l’œuvre, par une sorte de connivence, la profondeur qui est en lui, cet interior d’où émane l’appel de l’œuvre. Comme l’idée monte d’une profondeur spirituelle, les moyens de l’exécution ont jailli d’une profondeur vitale. L’aisance du coup de ciseau a communiqué au sensible une grâce sans laquelle il n’est pas d’objet esthétique. Cela est aussi vrai, par exemple, pour Papier déplié, 9 plis, 2002, que pour Paquet couverture gansée – pin d’Oregon, de la même année, œuvres « calmes » et impeccablement finies. Mais c’est tout aussi valable pour les œuvres de la série Troublement, commencée en 1989. Ce titre exprimait à la fois « cette idée de tremblement que notre corps ressent dans l’effroi pendant que la Terre bouge, et l’idée de trouble, autre émotion plus aimable qui loge dans le corps érotique ou ému ». Alors l’artiste a procédé par gestes plus larges et employé des outils mécaniques brutaux, dont il a « voulu garder la vigueur des morsures et la rusticité des tailles. » Ce pouvait être en bois d’ayous, en peuplier ou en tilleul, comme d’habitude, et le sujet pouvait être un simple carton comme à l’accoutumée, mais violemment agressé, jusqu’à apparaître déchiré en deux morceaux irrémédiablement séparés. « C’est toujours le carton qui pose, mais il inspire ici une matière tellurique et primitive : c’est comme une roche en bois, ondulée comme la pierre volcanique brisée par un glissement de terrain… » Nous nous sommes interrogés à propos du mode de création de Christian Renonciat, mais il y aurait d’autres questions à poser, et tout d’abord celle de la spécificité de son style, quand bien même il aurait exprimé sa méfiance sur cette notion. Pour lui, fanatique de la perfection dans l’exécution, ce que l’on appelle le style n’est souvent « que le produit de l’ensemble de nos petites maladresses ». Or il n’y jamais de « maladresse » dans le travail qu’il accepte de signer. D’où cette attitude paradoxale. Renonciat n’a évidemment jamais revendiqué, à l’instar de Willem de Kooning, la « no style position » mais il y a non moins évidemment un style chez lui, qu’il faut essayer d’approcher. Essayons à partir d’un grand Papier déplié, de la série Pli selon pli, faisant apparaître ses plis délimitant seize carrés avec une grande netteté. La perfection de la réalisation nous autorise bien sûr, une fois de plus, une exclamation : quel métier ! En art, le style est bien entendu métier, mais un métier qui permette à l’auteur de s’exprimer et d’être soi. C’est Maurice Merleau-Ponty qui faisait remarquer que ce sont les actes prémédités, qui requièrent de l’application et visent à un effet, qui peut-être révèlent le mieux la spontanéité humaine. Le style est le lieu où apparaît l’auteur. Cet auteur, en l’occurrence, aime par exemple le papier en tant que matière qu’il entend « écrire ». « Froissement, bruissement, déchirement, craquement…, dit-il, le papier parle à notre oreille comme le carton parle à notre œil ; c’est une matière végétale, qui s’adresse directement à notre corps animal, à notre sensation primale… » Devant ce Papier déplié, je discerne en effet une certaine relation vivante de l’homme au monde, c’est-à-dire, en fin de compte, un style. L’artiste m’apparaît comme celui par qui existe cette relation, moins parce qu’il l’a suscitée que parce qu’il l’a vécue. Le style de Renonciat manifeste une double nécessité. Alors que l’objet usuel (un carton, une feuille de papier, une couverture…) ne manifeste que la nécessité d’une forme qui elle-même traduit l’exigence d’une fin extérieure à l’objet et aussi à la personne de l’artisan-fabricant, l’objet esthétique, lui (appelons-le aussi bien l’œuvre d’art), manifeste à la fois la nécessité d’une forme sensible soumise à une norme proprement esthétique, et la nécessité d’une signification d’abord vécue par l’artiste-créateur « comme une fatalité vivante », pour reprendre une formule fameuse d’André Malraux. L’originalité profonde de Christian Renonciat tient à ce par quoi c’est bien lui-même qui prend la parole quand il cherche à traduire dans le bois celle du papier, ce papier « plié, déplié, froissé, déchiré, étendu » qui s’exprime lui aussi. Là se cache le secret de son style incomparable.