Quatre brèves réflexions à propos de l’exposition “la voie du bois” de Christian Renonciat

Antonio Andrade, 1997

I- Modernité et originalité L’originalité est devenue de plus en plus, dans la culture européenne de ce siècle, une condition d’accès à la modernité. L’idée que l’évolution de l’Art est étroitement liée à une succession de nouveautés proposées par chaque génération d’artistes a même transformé l’originalité en une jauge de la modernité.

Sous l’influence de divers facteurs, en particulier la dynamique du commerce et de l’information (qui favorisent l’accélération des biens de consommation non seulement matériels, mais aussi esthétiques, psychologiques ou culturels), et dans le désir d’ébranler, quand ce n’est pas même d ‘agresser la sensibilité du public en général, et plus spécifiquement la classe potentielle des acheteurs, enfin pour prendre place dans le vaste et féroce marché international de l’Art Moderne, l’originalité est devenue l’un des critères majeurs d’évaluation de l’œuvre d’un artiste. De ce point de vue, être moderne, c’est être d’avant-garde, c’est aller de l’avant dans le processus d’invention du futur, c’est lancer sur le marché un produit nouveau, bien distinct de ce qui a déjà été vu, forçant un renouvellement qui, plus que le reflet des grandes mutations psycho-sociales, en serait le propre moteur.

Ainsi, à chaque candidat-vedette ambitieux et impatient d’accéder au firmament de l’Art reconnu par les pouvoirs de la critique omnipotente incomberait le devoir d’être le plus inédit possible, quoi qu’il lui en coûte, car c’est par le degré d’originalité que serait mesurée la valeur de chaque artiste au regard de l’actualisation tant désirée de l’Art.

Le culte de l’avant-gardisme a commencé ainsi à influencer le comportement d’une grande partie des intervenants dans le processus de production et de circulation des œuvres d’art et, alors même que par l’action combinée des artistes, du snobisme nouveau-riche, des galeries, des critiques et des musées d’Art moderne, les avant-gardes étaient assimilées, et perdaient une partie substantielle de leur vigueur marginale et contestataire, a prévalu le principe qu’un artiste est d’autant plus important qu’il est original.

Inévitablement, ce culte de l’originalité à tout prix est devenu si banal dans les grands centres artistiques que, non content d’avoir alimenté le narcissisme de certains génies à la vie brève, il a créé un paysage où il est devenu possible d’être original ... en faisant marche arrière, ou plutôt en réutilisant des vocabulaires formels historiques ; c’est là que réside au moins une bonne partie de l’originalité des adeptes de la post-modernité, qui s’exprime dans un éclectisme en vérité peu convaincant, fondé sur un mélange de codes “classiques” qui réconfortent un public depuis longtemps fatigué de “ne rien y comprendre”.

Ce qui est certain, c’est que le climat de retour au passé consenti dans le contexte de cette mode du post-modernisme contribue à redonner un statut créatif à des artistes qui n’ont jamais adhéré à l’avant-gardisme et, qui plus est, donne une plus grande opportunité de reconnaissance à ces artistes des jeunes générations qui n’ambitionnent pas, à priori, d’inventer le futur, tels des prophètes illuminés s’adressant à des foules ignares, mais prétendent plutôt apporter leur contribution à la sensibilité par un rafraîchissement de la vue, du toucher, de l’ouïe ou du sentir, et qui le font très souvent à travers des codes déjà connus, avec lesquels ils se sentent complètement identifiés.

J’inclus le travail de Christian Renonciat, sans toutefois vouloir le réduire à cet unique propos, dans ce plan d’action médiatrice de l’Art en faveur des retrouvailles du public avec la poésie des objets quotidiens, lesquels, grâce au miracle de la mutation des matériaux opérés par le sculpteur, sont extirpés de l’invisibilité dans laquelle notre manque d’attention les maintient, sortant de l’anonymat dans lequel ils baignent, et accèdent à notre regard attentif en tant que des personnages de notre monde, avec leur propre beauté silencieuse et digne.

II- Ironie sur la “vocation formelle de la matière” :

S’il y a un concept très apprécié parmi les artistes modernes, c’est bien celui de “vocation formelle de la matière”. Selon ce concept, les caractéristiques plastiques propres aux matériaux employés non seulement imposent des techniques spécifiques, mais signalent également une adéquation spécifique des matériaux avec des choix expressifs particuliers, au point même de les conditionner à de telles soumissions au nom d’une harmonie profonde entre le matériau et la forme.

En accord avec cette théorie, l’adéquation entre matériau et forme est plus grande, par exemple, dans une sculpture africaine en bois, où il est supposé que la représentation d’un corps humain surgit “déformée” par la configuration naturelle du tronc de l’arbre dans lequel elle a été sculptée, que dans une statue classique en marbre, travaillée de telle façon que l’on en oublie le matériau dans lequel elle est faite, et où l’équivalence plastique à ce qu’elle représente est évidente.

Il est cependant clair qu’il y a eu, et qu’il y a des artistes qui maintiennent la même expression formelle indépendamment du matériau utilisé. On peut même dire que ce fut une caractéristique majeure des artistes de la Renaissance, dont Michel Ange serait l’exemple achevé : ses corps peints sont modelés d’une manière tellement sculpturale qu’ils ont la même apparence que les sculptures qu’il a taillées dans le marbre.

A ce titre, l’éveil de la conscience culturelle de l’Occident aux valeurs esthétiques extra-européennes est un processus dans lequel les portugais ont joué un rôle pionnier, et qui culminera au début de ce siècle avec la découverte de l’art africain par la société cultivée du centre de l’Europe (après être passé par la mode des “chinoiseries” au XVIIIe et par le japonisme à la fin du XIXe) . Cette prise de conscience, qui s’est ouverte également à d’autres cultures, et s’est accélérée surtout après la Seconde Guerre Mondiale, mettant en contact les artistes avec les formes d’expression les plus variées, a également contribué à l’approfondissement de la relation matériau / forme, avec pour fondement l’interprétation de la plastique intrinsèque des matériaux.

Suivant cette idée, une importante responsabilité incombe à l’artiste dans la compréhension que l’œuvre manifeste quant aux caractéristiques spécifiques du matériau, tout autant et peut-être plus qu’au sujet lui-même, au style ou à d’autres facteurs.

Si nous nous référons aux temps pionniers de l’Art moderne, (fin du XIXe, début du XXe), au moment où ce concept a commencé à avoir de véhéments théoriciens et des pratiquants convaincus, nous comprenons aisément combien ce concept a pu être important, décisif même, dans le développement de l’Art moderne. Par la simple application de ce principe d’adéquation de la forme au matériau, ces acteurs de l’Art accédaient à un champ immense et inexploré de renouvellements plastiques possibles, En vérité ce concept s’est imposé comme une espèce de dogme consensuel, généralisé et intériorisé, de sorte qu’il a fini par perdre complètement, bien qu’il ait longtemps perduré, tout contenu polémique.

Bien sûr, certains courants indifférents à l’Histoire se sont tenus à l’écart de ce principe, mais ils se sont généralement gaspillés en efforts, en matériaux et en techniques pour produire des œuvres en style “sucre candie”, non sans accumuler le plus souvent ce genre de bric-à-brac qui remplit d’admiration les âmes simples.

Or, il semble que cette exposition de Christian Renonciat se propose de “détourner” ce concept consacré du modernisme, faisant exactement le contraire de ce qu’il postule : il nous donne à voir des représentations naturalistes d’objets de notre quotidien, réalisées en bois, mais sans aucune concession, semble-t-il, aux contraintes habituellement liées à ce matériau.

Ce n’est qu’une apparence, car ces sculptures sont bel et bien en bois, et bien qu’elles soient travaillées avec un minutieux sens de l’imitation des morphologies propres aux matériaux traités ( le cuir, le papier, la laine, les matières plastiques ou les mousses synthétiques), la vraie nature du matériau (le bois) dont elles sont faites est évidente, tout comme l’est simultanément la claire identification des matériaux représentés.

Renonciat ironise sans jamais cacher la nature du matériau, mais en manipulant toute la plasticité, et parfois les jeux d’échelle dont il est capable, ou en faisant sortir du bloc de bois brut la forme minutieusement représentée d’un objet familier, que nous savons fait d’un autre matériau : il transpose avec une fidélité “photographique” formes et textures, obligeant ainsi le public à fixer son regard sous l’influx insolite de l’illusion créée, qui est pourtant démystifiée à l’instant même où elle est ressentie.

Pour créer cet effet, la matière première doit abdiquer la totalité de sa “vocation formelle”, afin que l’identification du matériau représenté ne soit en aucune manière affectée.

Ainsi, cette forme illusionistico-naturaliste remet en cause le sacro-saint principe de la “vocation formelle de la matière”, et c’est par ce tour de magie que Renonciat atteint au surprenant résultat d’ouvrir une voie supposée depuis longtemps “morte et enterrée”…

III-L’atelier magique

Le mythe de la transmutation de la matière en or est fort ancien, et a toujours fasciné tant sur le plan scientifico-philosophique que symbolique. Aucun atelier, aucune activité tournant autour du contact avec la matière n’échappe à l’influence de ce mythe, du fait que toute manipulation de la matière se propose sa transformation, lui ajoutant une valeur symbolique, affective ou matérielle.

Cette tendance, éminemment sensuelle, à vouloir exercer l’ensemble du champ sensoriel sur la matière est sans aucun doute intrinsèque à la créativité humaine, et se situe au centre de toutes les cultures et civilisations. Chez l’artiste, cette fascination est, extrêmement puissante, et se trouve au centre de son activité, quel que soit son moyen d’expression. Elle est, par définition, paradigmatique de la fusion du travail manuel et du travail intellectuel, car aucune œuvre n’a de réalité effective sans sa concrétisation matérielle, que ce soit en peinture, en musique, au théâtre, dans la danse ou dans tout autre activité.

On comprend ainsi que toutes les formes d’expression artistique exigent une grande maîtrise des matériaux et des techniques qui leur sont appliquées, bien que l’on doive se questionner - c’est arrivé tout au long du siècle - sur la finalité, le comment et le pourquoi de cette maîtrise.

Ainsi, la plus grande énergie de la plupart des grands créateurs de l’Art Moderne a été consacrée à la définition de nouveaux paramètres de réalisation technique, en particulier quand on a prétendu subordonner la façon de faire aux nécessités expressives dictées par les objectifs esthétiques formulés par les artistes eux-mêmes.

Aujourd’hui, il est devenu clair que le mode employé est plus une composante de l’expression qu’une condition préalablement définie par la matière. C’est pour cela que le “mal fait” peut-être envisagé comme adéquat à la définition de certaines attitudes expressives ; ainsi quantité d’artistes plasticiens, intéressés par le fait d’atteindre à une expression moins conventionnelle ou aimable, mais dotés du savoir-faire et d’une vaste formation en atelier, ont cherché à contrarier cet acquis, à le “désapprendre”, ce qui, naturellement, les oblige à un nouvel effort d’apprentissage.

On pourrait s’interroger sur le bénéfice que de telles attitudes ont engendré, mais ce que nous voulons souligner ici, c’est que cette question implique toujours une évaluation, au bout du compte, de la qualité opérationnelle, qu’elle soit envisagée sous l’angle de la virtuosité - ce qui permet à certains artistes d’aborder avec une égale aisance n’importe quel sujet - ou encore sous l’angle de la remise en cause des critères de qualité et de goût cristallisés dans les œuvres des maîtres consacrés.

Curieusement, cette problématique, non contente d’être liée seulement aux aspects techniques de la création artistique, n’en est pas moins controversée, du fait que l’œuvre d’art est une unité où se confondent en une inextricable simultanéité matière, forme, intentions et expression ; cela est particulièrement vrai dans les œuvres les moins conventionnelles, où il est plus facile de démêler ce qui en elles ressortit aux limitations des savoir-faire de leur auteur. De fait, on finit par s’interroger : cette expression si savoureusement rude de la sculpture romane portugaise ne serait-elle pas le fruit de la limitation de son savoir-faire ? Ou, au contraire, toute la virtuosité contenue dans la peinture académique suffirait-elle à la sauver de la banalité la plus atroce ?

Quoi qu’il en soit, il faut toujours avoir à l’esprit que la frontière entre le bien fait et le mal fait passe, à un niveau primaire, par la comparaison avec l’œuvre des “maîtres” et, à un niveau d’analyse plus profond, par la tentative d’évaluation de l’expression formelle au regard de l’intention, en fonction de la globalité complexe de l’œuvre, sans laquelle, en vérité, cette discussion serait sans intérêt.

Il existe des œuvres, cependant, qui ne suscitent pas une telle discussion, et qui de ce point de vue n’ont rien de polémique : ce sont celles qui sans aucune équivoque sont bien faites, ou plutôt celles où le hasard n’a pas laissé de trace, celles où l’on comprend à l’évidence ce que l’artiste a voulu faire et réussi, avec rigueur et sans concession.

Il va sans dire que les sculptures de Renonciat appartiennent à ce groupe des incontestables. En effet, il n’y a pas sur ce point de désaccord possible. Il peut y avoir - et pour sûr, il y aura, parce qu’il y a toujours - quelqu’un pour considérer cette question de l’évaluation comme méprisable, car inessentielle sur le plan supérieur de la fonction de l’Art, ou quelque chose comme cela . Mais personne pour autant ne pourra s’empêcher de ressentir que ces œuvres sont celles d’un virtuose, insurpassable dans sa perfection.

Il arrive, toutefois que dans le contexte et au niveau atteint par cette perfection, celle-ci en devienne réellement substantive, et ce aussi bien du point de vue des objectifs formels de l’artiste que de ses propres désirs de communication avec le public. Nous sommes, de fait, en présence d’un travail dont on pressent bien qu’il ne pouvait s’exercer à un moindre niveau de résolution technique, sous peine de n’être qu’une banalité.

C’est ce que j’appellerai le pouvoir magique de l’atelier, qui, alors même qu’il transforme la matière en quelque chose de sublime, ouvre à un nouveau regard sur la beauté des choses du quotidien.

“Révéler toute la beauté d’une poignée de sable, c’est la principale fonction de l’artiste !” ai-je entendu dire un jour le peintre Antonio Quadros. Le temps continue à m’apprendre que si l’on ne peut réduire la fonction sociale de l’Art à cette simple mission, c’est au moins le minimum que l’on doive avant tout en exiger.

IV-Une nouvelle version de l’œuf de Colomb

La peinture de nature morte est un sujet traditionnel de la peinture, qui fut cultivé par de grands maîtres et ce au moins depuis la Renaissance, et jusqu’à nos jours . Certains peintres l’ont même élevée, en tant que catégorie à part entière, au plus haut niveau de leur art (Chardin, Monet, Van Gogh, Cézanne, Matisse, Braque, Picasso et tant d’autres).

En sculpture, curieusement, la nature morte n’a jamais été autre chose qu’un sujet secondaire, servant d’accessoire narratif, ou à identifier une circonstance, un personnage, ou le plus souvent comme simple élément décoratif, perdu dans un ensemble où elle ne joue qu’un rôle de figuration.

Rien en apparence n’explique cet état de choses, si ce n’est peut-être la vocationconceptuelle de la sculpture, qui a orienté ses impulsions les plus fortes vers la monumentalité. Cette ambition parait peu compatible, en effet, avec la banale simplicité des objets du quotidien, de dimensions presque toujours réduites, doté de formes simples, et sans le moindre potentiel épique . Il s’agit certes d’une limitation conventionnelle, comme il en existe dans bien d’autres domaines, et qui survit jusqu’au jour ou quelqu’un ou quelque chose dénonce l’ineptie de ce conditionnement.

Aux temps des mouvements dadaïstes, de l’art Pop ou de l’hyperréalisme, de nombreux artistes ont ainsi fait dériver les représentations tridimensionnelles vers des sujets du quotidien, à partir d’objets qui jusqu’alors n’intéressaient personne en tant que sujet artistique. C’est à l’extrême le cas du “ready-made”, objet du quotidien dévié de son contexte propre ,et placé dans un milieu conventionnellement artistique : ainsi le geste fondateur du célèbre urinoir de Duchamp, planté au milieu d’une galerie d’art. Aujourd’hui, pourtant, voici que nous pouvons apprécier, après tant d’années de vie artistique, une exposition de “natures mortes” en sculpture, ce qui est un tout autre prodige ! C’est que même depuis le dadaïsme et l’hyperréalisme, une telle tentative continue d’être une rareté dans la majeure partie du monde, non seulement parce que la sculpture continue d’être un art peu pratiqué, mais surtout parce que toujours rares sont les sculpteurs qui parviennent à des solutions plastiques qui leur permettent d’aborder de tels sujets avec la même dignité formelle que celle que requièrent les thèmes traditionnels de la sculpture.

Cependant, il est notoire que l’œuvre de Christian Renonciat rompt avec cette convention limitative et, à notre grande surprise, ce sculpteur, dont le travail parait tellement contraire à un quelconque pensum coutumier de l’avant-gardisme, nous propose en vérité une expérience d’une nouveauté presque absolue ; apparemment simple et claire, elle est d’autant plus forte : la sculpture de nature morte.

Qui croirait qu’après tant de siècles de sculpture et tant de virages de son Histoire, il serait encore possible, sans relents de prophétisme esthétique, de militantisme social, de spéculation visionnaire ou de toute autre attitude radicale dont l’Art Moderne est fertile, de découvrir très simplement cette tranquille invention : la transposition attentionnée, imaginative et sensible, dans le bois, de formes utilitaires de tous les jours.

Cette nouveauté s’exprime, contre l’industrialisme déshumanisé qui envahit tout, par la voie d’un processus délicieusement manuel, où immédiatement on reconnaît le plaisir du travail amoureux de l’artisan, qui utilise le bois dans une attitude d’humilité et de sage vénération, qui lui donne cette touche de finition si particulière que cultivent savamment certains menuisiers chinois de Macao.

Traduction de Raul Cruz.